Croyances et raison

La vérité absolue présente le défaut rédhibitoire d'être multiple

par Marcel Délèze

Rappelons que la vérité est soit, dans le monde physique, un fait avéré, soit, dans le cadre d'une théorie, une proposition déduite des axiomes.

Alors que la science n'établit que des vérités provisoires au prix de gigantesques efforts, la vérité religieuse est absolue, immuable et nous est simplement donnée à croire. Quel contraste ! Les amateurs de vérités ont donc grand avantage à éviter les sciences et à entrer en religion.

Dans le domaine religieux

La vérité est donnée. Elle ne demande qu'à être écoutée. Nous pouvons y accéder immédiatement et sans obstacle.

Dans le domaine scientifique

La recherche de la vérité est une tâche difficile et exigeante. L'étude des sciences nous donne une leçon de modestie.

Dans le domaine religieux

La seule vérité est la parole de Dieu. Par exemple, pour l’Église catholique : «Dieu est l’Auteur de l’Écriture Sainte. La vérité divinement révélée, que contiennent et présentent les livres de la Sainte Écriture, y a été consignée sous l’inspiration de l’Esprit Saint». Il suffit d'y croire.

L'Église catholique y adjoint des dogmes, dont celui de l'infaillibilité pontificale. Y croire est obligatoire. In fine, la vérité est définie par l'obéissance au Vatican qui proclame la vérité.

Dans le domaine scientifique

Le vrai est ce qui est vérifiable. Il n'y a pas de science sans vérification : d'autres équipes doivent refaire les expériences, les observations, et les raisonnements, en toute indépendance. L'autorité, si prestigieuse soit-elle, n'est pas un argument recevable. Au contraire, apporter des preuves qui contredisent un célèbre personnage peut apporter la gloire.

Dans le domaine religieux

De par son origine divine, la vérité est absolue et immuable. Toute tentative de changement est une hérésie, sous réserve des réformes conduites par une autorité suprême. La «vérité absolue» fait partie de la rhétorique d'endoctrinement qui sert à asseoir l'autorité de l'Église. Les dogmes sont l'expression des crises d'autorité successives émanant de la caste des évêques.

Dans le domaine scientifique

Principe de révision

Les vérités doivent être constamment mises à jour en fonction des nouvelles données. Il s'ensuit que la vérité est évolutive. Un modèle scientifique reflète les connaissances du moment ; il est le meilleur connu, sans pouvoir juger de la perfection de sa véracité. Par exemple, le modèle astronomique de Ptolémée, avec la Terre au centre du monde et le mouvement circulaire des astres, était scientifique avant qu'on ait trouvé mieux. La science n'est pas apte à présenter la vérité ultime.

Dans quelques rares domaines, essentiellement en mathématiques et en logique, on peut émettre des vérités définitives. Mais ces disciplines, limitées à l'étude de la cohérence de constructions intellectuelles, n'affirment rien à propos du monde réel.

Dans le domaine religieux

Jointe au devoir de mission, la vérité absolue est une pente glissante. Puisqu'elle est absolue, on ne peut ni la contredire, ni la refuser. Par devoir moral et par amour du prochain, il faut tout faire pour que tous les hommes se convertissent à la vraie foi. Courte est la distance entre la Vérité et l'intolérance. L'histoire en a gardé de douloureux stigmates. On peut citer les croisades, la mise à mort des hérétiques, le cléricalisme, etc. Qui cherche la Vérité avec passion trouve le conflit. La théologie est soeur de l'Inquisition : l'une décrète la vérité, l'autre sanctionne qui s'en écarte. Lorsqu'elle débute par un V majuscule, la Vérité peut être meurtrière. Dans la recherche de la vérité, le plus grand des dangers est de croire l'avoir trouvée.

À partir du XVIIIe siècle, avec la séparation de l'Église et de l'État, la vie publique s'est progressivement libérée de la vérité absolue et de son dépositaire, l'autorité ecclésiastique. Si la particularité du catholicisme est de détenir la Vérité, alors ce privilège doit être partagé avec les prétentions de toutes les autres religions. Dans l'espace laïque, la vérité est devenue relative, plus réaliste et plus modeste. Éclairée par la raison, elle aussi plus humaine, plus civilisée et plus fréquentable.

Dans le domaine scientifique

L'exposition des faits et l'argumentation rationnelle suffisent pour convaincre. La vérité possède une force propre qui la fait s'imposer par elle-même. L'usage de la manière forte est insensé. Imposer la vérité n'appartient pas à la vérité, mais à la dictature.

Dans le domaine religieux

Critère de démarcation [selon Karl Popper]

Les idéologies sont irréfutables. Grâce à leur souplesse d'interprétation et leur relative indépendance d'avec le réel, il n'existe aucun argument qui puisse les nier, ni aucun fait qui puisse les démentir. Mais les idéologies concurrentes ont les mêmes qualités, ce qui montre leur caractère partiellement arbitraire. C'est en cela qu'on peut les distinguer des sciences.

Pour cette raison, l'alliance entre une religion et une philosophie peut être très confortable. C'est ainsi que le thomisme a pu s'ériger en forteresse imprenable dans laquelle l'adepte est convaincu de savoir l'essentiel de tout. Par exemple, un thomiste ne croit pas en Dieu – ce serait tomber dans l'hérésie fidéiste -, mais sait que Dieu existe puisque St-Thomas d'Aquin l'a démontré. Quel orgueil ! Giordano Bruno (1548-1600) disait déjà que «L'erreur de l’Église, c'est de croire qu'il n'y a qu'une seule manière de philosopher : celle d'Aristote et de St-Thomas d'Aquin.».

1  Voir des considérations épistémologiques à propos du néo-thomisme dans Foi, sciences et épistémologie

Aujourd'hui encore, le néo-thomisme demeure la philosophie officielle de l’Église. Mais si, comme il se doit, le vrai philosophe a la modestie d'admettre qu'il n'a que peu de réponses définitives aux questions qu'il se pose, alors le néo-thomiste n'est qu'un présomptueux et un prétentieux 1. L'absence de modestie se nomme arrogance.

Dans le domaine scientifique

Critère de démarcation [selon Karl Popper]

Les vérités sont réfutables (ou falsifiables), c'est-à-dire qu'elles sont exposées à être contredites par des observations ou des expériences. Par exemple, les expériences de Michelson-Morley ont conduit Einstein à bouleverser complètement la physique classique de Newton.

La vérité et l'erreur ne sont pas symétriques. Une seule expérience suffit pour prouver qu'une théorie est fausse. Par contre, des expériences répétées ne montrent pas qu'une théorie est vraie, mais seulement que la théorie est, selon les connaissances actuelles, compatibles avec les faits. Finalement, on ne peut pas savoir si une théorie est vraie, mais on peut écarter les théories fausses.

Dans le domaine religieux

Les idéologies sont nombreuses et se contredisent entre elles. Chaque courant religieux possède sa vérité spécifique qui est brandie comme le drapeau d'un clan : «Ma religion est la vraie, et je déplore que chacun ait la sienne. Si tous les êtres humains étaient correctement éclairés, ils auraient tous la mienne !» Si, en matière de foi, une religion sanctifie l'obéissance et l'élève à la dignité de vertu, méfiez-vous : croire vous rendra captif !

Dans le domaine scientifique

Les vérités sont universelles. La même science vaut pour tous les hommes.

On sourit aux déclarations enfantines telles que «  Mon père est le plus fort, le tien est nul ». Les déclarations d’adultes telles que « Ton dieu est un faux dieu. Seul mon Dieu est le vrai » prêteraient aussi à sourire si elles n’étaient pas génératrices d’exclusion, de discrimination, de conflits et de guerres.

La Vérité absolue relève de la rhétorique de propagande

Lorsque l'homme s'attache à une idée et décide de ne plus la remettre en question, il l'appelle vérité. Le contraire de la vérité n'est pas seulement le mensonge, mais aussi la conviction assaisonnée de naïveté et de manque d'esprit critique. La soif de vérité pousse à croire à des chimères et, lorsqu'elle est absolue, la vérité manifeste la volonté d'exercer le monopole de l'idéologie. Alors que la vérité scientifique est universelle, n'est-il pas piquant que la vérité absolue et immuable présente le défaut rédhibitoire d'être multiple ? Que les dieux s'arrangent d'abord entre eux pour nous envoyer un message commun ! Mais, comme les divinités ont été créées par les hommes, la cacophonie des croyances peut prospérer.

Pire, ces êtres imaginaires ont des effets bien réels. Le désir de propager la vérité absolue est générateur d’oppression. Peut-on établir que les guerres de religions ont fait moins de victimes que l'ensemble des crimes crapuleux ? La vanité de se croire dépositaire de la Vérité a largement contribué au sentiment de supériorité et a encouragé l'attitude paternaliste qui ont prévalu à la colonisation. Heine a écrit «Les hommes s'entendront quand nul n'aura la prétention de détenir la vérité».

Mieux que la Vérité : la décision éclairée par la raison

La vérité est une notion théorique et idéale. Dans le monde réel, elle se réduit à une estimation du degré d'incertitude. Puisque «la vérité absolue» n'est qu'adhésion à de faux savoirs, réservons notre engagement à ce qui est universel, à l'écart des chapelles. Tout ce qui est fondamental, comme l'humanisme hérité du siècle des Lumières, les droits de l'Homme, la démocratie, le respect des minorités, la recherche du bien commun, n'est pas fondé sur la Vérité Absolue mais, en meilleure conformité avec la condition humaine, sur des décisions qu'il serait déraisonnable de ne pas prendre. Qui voudrait vivre dans une société régie par la force brute et dépourvue de respect envers les personnes ?

Il est nécessaire d'échapper au totalitarisme de ceux à qui la vérité a été révélée. La Vérité religieuse n'est nullement nécessaire à la bonne marche de la société. Fondons l'enseignement, non sur l'autorité fût-elle d’Église, mais sur le développement de la raison et du sens critique dans un cadre laïque.

Moralité

Vous pensez avoir touché la Vérité ? En renonçant à l'imposer aux autres, vous pouvez vous hisser plus haut encore et atteindre la sagesse.

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