La culture doit-elle être passéiste ?

Contexte

Dans le canton de Fribourg (Suisse), malgré que le cléricalisme ait été formellement abandonné, certaines survivances étaient encore fortement ancrées en 1989. Dans le lycée cantonal où j'enseignais, l'orientation officielle voulait que «La culture doit être fondée sur les humanités gréco-latines et les valeurs “chrétiennes” - comprenez “catholiques” -, ce qui entraîne que la philosophie doit être principalement centrée sur Aristote et Saint Thomas d'Aquin, dans le but de disposer le coeur des étudiants pour que Dieu leur donne de croire». À maintes reprises et sous diverses formes, j'ai manifesté mon désaccord. En particulier, j'ai envoyé le texte suivant à la direction et à tous les professeurs de l'établissement.

La culture doit-elle être passéiste ?

Les sciences ont-elles une valeur culturelle ?

En écoutant certains ténors qui se posent en défenseurs de la culture, j'ai été frappé par le fait que, dans leurs plaidoiries, on y évoque la littérature, les arts, la philosophie, l'histoire, … mais jamais la valeur culturelle des sciences. Et si par exception, le mot “sciences” y apparaît, c'est pour déboucher aussitôt sur les techniques et leurs dangers.

Pour être qualifiée de culturelle, une activité humaine doit-elle n'avoir aucune application pratique ?

La place des sciences dans la culture

Les sciences font-elles partie de la culture ? Si oui, y occupent-elles une place importante ou marginale ?

Si l'on observe chez un individu de graves lacunes dans la connaissance des grands courants littéraires, des soupçons vont peser sur le niveau de sa culture. Ne doit-il pas en être de même lorsqu'on observe de graves lacunes dans la connaissance des principes fondamentaux des sciences ?

Les oeuvres de Newton auraient-elles moins d'importance - de valeur culturelle - que celles de Baudelaire ? Le génie d'Einstein serait-il inférieur à celui de Victor Hugo ? A bon droit, on rétorquera que de telles comparaisons sont impossibles et déplacées. Mais de là à ignorer tout un pan de la culture ...

La formation intellectuelle

La culture comprend entre autres l'éducation de la sensibilité esthétique et la formation intellectuelle.

La pratique des sciences apporte-t-elle une véritable contribution à la formation intellectuelle ou, au contraire, les sciences ne sont-elles que des “techniques” dont la valeur est d'abord utilitaire ?

Dans ma vision naïve du monde, j'imaginais qu'il fallait distinguer d'une part l'acquisition des données brutes, d'autre part l'élaboration de concepts hiérarchisés; que la capacité d'opérer avec les concepts était un critère important pour caractériser le niveau de formation d'un individu.

Si opérer avec des concepts scientifiques n'est pas reconnu comme une activité hautement formatrice, il faudra redéfinir ce que “formation intellectuelle” veut dire.

La contribution de l'activité scientifique à la formation intellectuelle ne soutient-elle pas la comparaison avec d'autres activités plus traditionnelles, comme la pratique du latin par exemple ?

Au lycée, enseigne-t-on les mathématiques et les sciences de la nature seulement pour satisfaire les besoins économiques de nos sociétés ou bien aussi et surtout pour former les esprits ?

La crise de la culture

Lorsqu'on dit que la culture est en crise, a-t-on pris en compte l'émergence des nouvelles exigences morales (les droits de l'Homme) et le développement important de certains aspects de la culture (les sciences) ? Admet-on que la culture puisse se diversifier, se transformer, s'enrichir ?

Y a-t-il aujourd'hui véritablement moins de gens cultivés qu'autrefois ? Ne voit-on pas un nombre important de personnes qui connaissent et apprécient la littérature ou les arts ? La qualification des spécialistes (par exemple les professeurs d'université) est-elle en baisse ? Ne devrait-on pas comparer le bas niveau de la télévision qui s'adresse à tous à la situation du peuple d'il y a deux cents ans : l'analphabétisme complet ? Quand on compare le présent au passé, parvient-on à comparer des éléments comparables ? Comment juger de la baisse ?

La crise des valeurs

Il en est qui soutiennent d'une part, que les valeurs sont ce qui est gratuit, non mesurable, par opposition aux instruments, d'autre part, que les valeurs sont en crise, ce qui implique une sorte de quantification qui permet de comparer la situation antérieure à celle d'aujourd'hui. Cette position est contradictoire.

Ne sommes-nous pas les victimes du mythe du “bon temps passé” ? Il y a au moins deux mille ans que l'on parle de la crise des valeurs. La situation de professeur de lycée n'est-elle pas préférable à celle d'esclave grec ? Est-il raisonnable de nous comparer à des sociétés du temps passé ?

Cependant, il est légitime de se sentir insatisfait de la culture d'aujourd'hui et d’oeuvrer pour améliorer la situation.

La diversité culturelle

J'entends beaucoup de personnes qui sont béates d'admiration devant certaines sociétés d'autrefois dont la cohésion était parfaite, qui se comportaient “comme un seul homme”. Je propose à ces nostalgiques d'ouvrir leur deuxième oeil : cette cohérence est assurée par la contrainte, par l'intolérance, par l'ignorance, par le fanatisme et la répression.

Le sentiment de “crise des valeurs” ne serait-il pas l'expression de notre difficulté de vivre et d'accepter la pluralité des opinions dans un esprit de tolérance ?

La diversité est une conséquence incontournable de la liberté de pensée et d'expression.

L'autonomie de la pensée

Un objectif important de l'éducation est d'amener les individus à développer une activité indépendante et constructive. L'indépendance d'esprit comprend l'esprit critique, l'analyse, la capacité de dépasser le conformisme et la médiocrité. La capacité de construire comprend la créativité, le raisonnement, la force morale de surmonter les difficultés, la capacité de planifier des activités à long terme.

Seule une société où est valorisé le respect absolu des droits de l'Homme offre un cadre convenable à l'épanouissement des individus. N'est-ce pas une belle motivation pour un enseignant d'avoir à développer l'autonomie de la pensée chez ses élèves ?

Bulle le 19 février 1989, Marcel Délèze

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